OUVERTURE
DU JAPON

LES PREMIERES DEMARCHES OCCIDENTALES

Durant les deux cent vingt années de fermeture du Japon, il se trouva toujours des Occidentaux pour tenter de renouer des relations avec les Japonais. Leurs tentatives sont d'ordinaire peu étudiées. Tout au plus mentionne-t-on, dans l'ordre chronologique, quelques-uns de ces événements, comme des préliminaires de peu d'importance à l'arrivée du Commodore Perry. On contribue à accréditer ainsi l'idée que le problème des relations avec l'Occident ne s'est pas posé su Japon avant 1854. Cette idée est inexacte.

Les premières tentatives se firent sous couvert du pavillon hollandais. Ce fut le cas par exemple, de l'Eliza, de New York premier navire américain à avoir visité le Japon et dont le commandant, Stewart, était britannique. Les Hollandais, alors en guerre avec la France, ne voulaient pas perdre le bénéfice du voyage annuel autorisé par les Japonais. Aussi la Compagnie des Indes Orientales affréta-t-elle ce navire neutre en 1797. Les Japonais se méfiaient de ce navire, dont l'équipage parlait anglais et prétendait venir d'un autre pays que l'Angleterre, mais l'Eliza fut finalement autorisé à aborder. De même, en 1798, le Franklin et, de nouveau durant huit années au total, le voyage de Nagasaki fut effectué par des Américains. Mais, lorsque Stewart voulut commercer pour son propre compte à Nagasaki, les Japonais s'y opposèrent.

A ces tentatives de pénétrer su Japon sous couvert du pavillon hollandais s'ajoute le raid que fit en 1808 à Nagasaki, la frégate britannique Phaéton. Son commandant, F. Pellew, voulait s'emparer de deux navires hollandais appartenant à la Compagnie des Indes Orientales. On était alors, en effet, à l'époque des guerres napoléoniennes et la Hollande, sur le trône de laquelle était monté Louis Bonaparte, était devenue l'alliée de la France. Ne trouvant pas les navires recherchés, le Phaéton, qui arborait le pavillon hollandais, saisit comme otages les deux interprètes hollandais envoyés à son bord, les échangea contre des vivres, et repartit aussitôt. Cette action est-il besoin de le souligner, fut entreprise au mépris total du droit des gens. C'était une violation de la souveraineté du Japon, pays neutre, et des règles coutumières de la guerre sur mer qui permettent le port d'un faux pavillon, mais seulement jusqu’à l'ouverture des hostilités. Cet incident eut pour conséquence immédiate la mort du Gouverneur de Nagasaki et de cinq de ses officiers, qui s'éventrèrent pour avoir été incapables de prévenir cette violation des lois de fermeture. Mais aussi, plus durablement, "on dit que la conduite du navire anglais eut un grand effet sur les sentiments japonais à l'égard de l'Occident". Cet événement condamnait définitivement un procédé de toutes façons limité.
Plus intéressantes sont les entreprises qui furent menées pour demander directement au Japon le rétablissement des relations commerciales. Certaines émanaient d'initiatives privées . ainsi, par exemple, dès août 1791, James Colnett, commandant du navire britannique Argonaute, avait essayé en vain d'entrer en relations avec des Japonais.

TENTATIVES RUSSES

Mais d'autres entreprises avaient une origine gouvernementale. L'initiative dans ce domaine revint à la Russie. Par le traité de Kiakhta de 1727, elle avait réussi à ouvrir une voie commerciale avec la Chine par la terre. Mais dès le XVIIe siècle, ses explorateurs avaient atteint le Kamtchatka et, poursuivant son avance, elle cherchait à ouvrir une voie maritime.

Vers 1780, un navire de commerce japonais ayant fait naufrage à l'île Amtchitka (Aléoutiennes), l'équipage et son commandant furent sauvés et conduits à Irkoutsk où ils résidèrent une dizaine d'années. Pensant que l'on pouvait profiter de leur rapatriement pour tenter d'ouvrir des relationa avec le Japon, l'impératrice Catherine ordonna au général Pihl, gouverneur de Sibérie, d'envoyer une mission. Le capitaine du navire ne devait être ni hollandais ni anglais. Pihl désigna le lieutenant Laxman, qui partit d'Okhotsk sur le transport Catharina en automne 1792. Laxman débarqua à Nemuro, au nord de Yezo (Hokkaïdo), où il passa l'hiver. Puis, en été 1793, conformément au désir dea Japonais, il aborda à Hakodate d'où il se rendit par terre à Matsumae. Traité avec courtoisie, Laxman retourna à Okhotsk en automne 1793. La Russie s'était d'ailleurs attendue à l'insuccès de sa tentative. C'est intentionnellement que l'on avait désigné un officier d'un rang modeste pour conduire la mission, et que Laxman avait été chargé d'effectuer sa démarche au nom du gouverneur Pihl et non pas au nom de l'impératrice.

Un nouvel essai fut tenté une dizaine d'années plus tard, sous Alexandre ler. L'explorateur Adam Jean de Krusenstern, après avoir reconnu le Kamtchatka, arriva près de Nagasaki le 2 novembre 1804, sur le Nadiezhda ayant à son bord le chambellan Resanov, chargé de conclure un traité d'amitié et de commerce. Les lettres de créance de Resanov furent envoyées à Edo mais la réponse fut négative et Krusenstern dut repartir le 18 avril 1805.
L'attitude menaçante de Resanov avait inquiété le Japon, et à peu de temps de là, divers incidents envenimèrent encore les relations avec la Russie : quatorze Russes, ayant abordé dans l'île d'Itorup (Etorofu), île méridionale des Kouriles, furent arrêtés et ne purent s'échapper qu'après plusieurs mois de captivité.
Cette affaire amena des représailles. Des vaisseaux commandés par Chvostov et Davidov furent envoyés contre les établissements japonais de Sakhalin (1806) et de l'île d'Etorofu (1807). Prenant possession du pays au nom du Tsar, ils, détruisirent les fortifications et mirent en fuite les garnisons. Le commandant japonais de Karafuto (= Sakhalin) se donna la mort et, quelques mois plus tard, une escadre russe fit une nouvelle démonstration dans le détroit de Tsugaru (bras de mer séparant l'île de Hokkaïdo du reste du Japon).

En conséquence de ces événements, qui inquiétèrent vivement le Japon, l'ordre fut donné en 1806 de repousser les étrangers partout où ils se présenteraient. Aussi, lorsque, le 11 juillet 1811, Golovnin, commandant du sloop de guerre Diana, débarque imprudemment dans l'île de Kunashiri (archipel des Kouriles), il y fut fait prisonnier avec sept de ses compagnons. La Diana rentra en Sibérie sous le commandement de Rikoro, second de Golovnin. Ce dernier fut transféré à Hakodate, puis à Matsumae, deux localités de l'île de Yezo (aujourd'hui Hokkaïdo). En 1813, il fut délivré par Rikord, qui apportait les excuses du gouvernement russe pour les déprédations commises à Itorup (= Etorofu).
En le libérant, les Japonais lui remirent un document d'où il ressortait que la religion chrétienne étant strictement interdite au Japon, ceux qui tenteraient d'y aborder pour la propager encouraient toutes les rigueurs de la loi; que toutefois, Golovnin et ses compagnons ne rentrant pas dans cette catégorie, il leur était permis de rentrer chez eux - mais que les lois du Japon différaient de celles de l'Occident; - et qu'elles interdisaient d'aborder sous quelque prétexte que ce soit, sauf à Nagasaki. En outre, le Japon n'avait besoin d'aucune marchandise ; il était donc exclu d'ouvrir des relations commerciales. D'ailleurs, le commerce n'était pas le but essentiel des relations poursuivies à Nagasaki "avec ceux avec lesquels nous avons longtemps été en relations" (= les Pays Bas).

LE NINEN-NAKU

Les Anglais se manifestèrent ensuite. En 1824, deux baleiniers s'approchèrent de la côte Hitachi , au nord d'Edo, où une troupe d'un millier d'hommes fut envoyée contre eux. Les navires accostèrent alors plus au sud, dans l'île de Takara, au large de la côte de Satsuma, où les équipages commirent des violences. Vers la même époque, douze marins anglais qui avaient débarqué à Otsu avaient été arrêtés par des samuraï du clan de Mito qui les interrogèrent en s'exprimant par gestes mais en se servant de livres et de cartes achetés des Hollandais.
A la suite de ces incidents, les autorités prirent en 1825 un décret connu sous le nom de "Ni-Nen-Naku" - "Pas de deuxième pensée", entendant par là qu’elles ne reviendraient pas sur ces dispositions, qui ordonnaient de détruire tout navire étranger qui se présenterait près des côtes et d'arrêter sans hésitation ou de tuer l'équipage qui parviendrait à terre.

Le premier quart du dix-neuvième siècle s'achevait ainsi sur un échec des tentatives faites pour ouvrir le Japon aux relations internationales. L'application des lois de fermeture en sortait apparemment renforcée. L'affaire du Phaéton et les incidents avec la Russie avaient éveillé les craintes des Japonais à l'égard des étrangers et redonné vigueur au principe de l'expulsion forcée des Barbares (Jo-i) qui devait devenir un leitmotiv politique de la période ultérieure.

On notera cependant qu'à aucun moment le Sakolu n’avait été appliqué dans toute sa rigueur originelle. Aucun des étrangers ayant alors abordé au Japon ne subit la peine de mort dont il était théoriquement passible. La communication faite par les Japonais à Laxman se borne même à indiquer que la sanction encourue est la rélcusion perpétuelle. Cela révèle un adoucissement du régime fait aux étrangers. D'ailleurs, dans les récits de sa captivité, Golovnin expose qu'il était traité avec une rigueur qui tenait à l'application littérale des règlements concernant son cas, mais que ses gardiens de tout rang s'efforçaient fréquemment d'adoucir.

Une autre question tient aux ouvertures qui sont apparemment faites sur le Japon pour suggérer qu'à Nagasaki un meilleur accueil pourrait être réservé aux négociateurs étrangers. Pour quelles raisons n'ont-elles pas été saisies? Dans le cas de Laxman en particulier, les convulsions politiques qui agitaient l'Europe à l'époque de la Révolution Française et des guerres napoléoniennes détournaient sans doute l'attention de la Russie des aff'aires d'Extrême-Orient.
D'autres Etats occidentaux auraient-ils pu effectivement s'ajouter sux Pays-Bas à Nagasaki? C'est une autre question. Il faut convenir que par la suite, les navires et les négociateurs qui s'y présentèrent ne furent pas plus heureux que ceux qui tentaient d'entrer en pourparlers devant Edo.

LES PREMICES DE L'OUVERTURE

Trois tendances se font jour dans la période des années 1840. Le renforcement de la pression occidentale. L'introduction et les progrès de la machine à vapeur au 19ème siècle augmentaient considérablement le rayon d'action des puissances occidentales.
Parmi elles, la France et la Grande Bretagne étaient en mesure de poursuivre toujours plus à l'est leur expansion maritime: de l'Inde vers l'Asie du sud-est et de l'Asie du sud-est vers la Chine. Cette dernière, vaincue dans la guerre de l'opium ( 1840 - 1842) par suite de son infériorité technique et de ses difficultés politiques, se voyait contrainte d'ouvrir cinq ports, dont Shangaï, aux Occidentaux.

Cependant, les Etats-Unis poursuivaient leur conquête de l'ouest du continent américain. Ils acquéraient l'Oregon, et la Californie en 1846, à la suite de leur guerre avec le Mexique. La prospérité de San Francisco se fondait sur l'or, découvert en 1848, et sur les baleiniers qui sillonnaient le Pacifique. Dans les années 1850, il en passait pus de 80 par an au large de Matsumae, dans l'île de Yezo (Hokkaïdo).
Les Etats Unis en vinrent également à percevoir l’intérêt du Japon comme escale sur le trajet de la côte ouest à la Chine. Aussi s'efforcèrent-ils de reprendre les négociations.

Les bons offices hollandais. Les défaites de la Chine dans la guerre de l'opium furent portées à la connaissance du Bakufu par les Hollandais qui firent parvenir au shogoun une note datée du 15 février 1844 et signée du Roi Guillaume II des Pays-Bas. La note s'efforçait d'expliquer au shogoun les transformations politiques, sociales, industrielles de l'Europe, de lui faire comprendre que l'Angleterre en particulier était obligée de chercher des débouchés pour son industrie: "Avec l'introduction des navires à vapeur, des nations qui étaient éloignées sont devenues proches les unes des autres. En cette époque d'association mutuelle, l'isolement n'est pas ce qui convient aux hommes. (...) Nous vous conseillons respectueusement, dans l'intention d'épargner à votre heureux pays les dévastations de la guerre, de relâcher le poids des lois qui pèsent sur les étrangers (...)".
Les membres du Bakufu, bien que choqués d'apprendre que la Chine s'était inclinée devant les Barbares, étaient embarrassés. La réponse vint du Bakufu (et non du shogoun lui-même), le ler juin 1845. On y remerciait le Roi des Pays-Bas, mais on y exposait que le principe de la piété filiale interdisait de se départir des lois prescrites depuis plusieurs générations par les fondateurs de la dynastie shogounale de Tokugawa. Cependant des ordres furent donnés pour atténuer le sort des marins étrangers qui viendraient à échouer sur les côtes du Japon. En 1849 eut lieu une nouvelle communication des Pays-Bas. C'était une lettre du chef de la factorie de Deshima, et qui se terminait par : "Je vous avertis d’être prudent, de quelque côté que se trouvent le droit et la justice, un différent avec les puissances étrangères peut naître du plus petit incident. Ignorer sa faiblesse n'est certainement pas le moyen de préserver son pays du danger. C'est pour avoir négligé ces vérités que la Chine, après la guerre de l'opium, il y a dix ans, a perdu une partie de son territoire et que la province de Kouang - Toung est maintenant un désert".

Les bons offices hollandais continuèrent puisque, lorsque la nouvelle fut connue que les Etats-Unis préparaient une expédition armée, Donker Kurtius, le chef de la factorie de Deshima, soumit au gouverneur de Nagasaki le projet d'un traité à conclure entre le Japon et les Etats-Unis. Il agissait en exécution des ordres émanant du cabinet néerlandais les 22 mars et 9 avril et qui avaient été transmis au gouverneur général des Indes. "Les avertissements hollandais eurent pour résultat à partir des années 1840 une atténuation des dispositions des décrets de fermeture précédemment renforcés en 1825. Pour une part, cette atténuation a pour but d'éviter de donner aux étrangers un prétexte d'intervention. En 1842, à la suite de la guerre de l'opium, le Bakufu maintint à l'intention des autorités locales l'instruction de ne laisser personne débarquer et d'ordonner sux navires de quitter les lieux le plus vite possible, mais: - d'accorder éventuellement le ravitaillement nécessaire, - de ne pas confisquer les navires échoués, - d'en traiter les marins avec plus de bienveillance. Et de semblables recommandations furent renouvelées après les communications des Pays-Bas de 1844 et de 1849. D'autres dispositions du Sakoku furent également abrogées, mais à usage interne: dans le but de renforcer les moyens de défense du pays. Par exemple, furent allégés les contrôles et les interdictions qui pesaient sur les savants de la science hollandaise. Les Rangakusha, c'est-à-dire les quelques érudits Japonais qui, par l'intermédiaire des contacts avec les Hollandais, étudiaient les choses et les sciences de l'Occident, dans des conditions toujours précaires. Le Bakufu, sentant venir la menace, cherche à se documenter.

Egalement, dans le cadre des mesures prises pour renforcer l'appareil militaire (fortification des côtes, etc ...), les clans féodaux reçoivent en 1848 la permission de construire des navires de guerre à l'européenne.
Ainsi, la politique de fermeture du pays avait déjà été entamée sur plus d'un point avant l'arrivée des premiers "bateaux noirs". Mais le principe général restait le même, celui d'un isolement aussi complet que possible du monde extérieur.
Les mesures prises ne suffirent pas à ôter aux Occidentaux tout prétexte d'intervenir. Au demeurant, ils étaient en mesure de se passer d'un tel prétexte. La politique d'isolement du Japon était pour eux une anomalie et ils s'efforçaient d'y mettre fin. L'initiative décisive revint aux Etats-Unis.

L'OUVERTURE FORCEE

Politique des Etats-Unis.
Ce n'était d'ailleurs pas la première fois que la diplomatie américaine s'intéressait à l'ouverture du Japon.
En 1835, Edmund Roberts, qui avait conclu un traité avec le Siam le 20 mars 1833 et un autre avec Mascate, avait été chargé en 1835 par le Général Jackson, président des Etats-Unis, de porter dans ces pays les ratifications de ces traités. R,oberts était à cette occasion porteur d'une lettre présidentielle en latin et en hollandais à destination du Japon et de nombreux présents mais il ne put remplir sa mission, étant mort prématurément en 1836 à Macao, et l'escadre américaine rentra aux Etats-Unis sans avoir abordé au Japon. En 1845, Pratt, un membre du Congrès de New-York, avait rédigé un mémorandum en faveur de l'ouverture de négociations avec le Japon et la Corée.

La même année, Everett, représentant des Etats-Unis en Chine, avait reçu pour le Japon des lettres de créances émanant du Président Polk (1845 - 1849). Le commandant de l'escadre de la station des Indes Orientales avait reçu l'ordre de s'assurer que les ports de ce pays étaient accessibles. Everett remit ses lettres de créance au Commodore Biddle qui partit de Macao avec deux navires et se rendit en baie d'Edo où il arriva le 20 juillet 1846 et où il resta dix jours. En réponse à ses demandes, les Japonais lui délivrèrent une communication anonyme selon laquelle 1"'Empereur", fidèle à la tradition, refusait de laisser aborder aucun étranger, que certains étaient admis à Nagasaki, seulement, qu’aucun traité ne serait signé avec les Etats-Unis, que les navires devaient se retirer le plus rapidement possible et ne jamais revenir au Japon. L'amorce de la question territoriale. Les autres puissances ne restaient pas inactives. En 1845, le navire britannique H. M. S. Samarang fut reçu avec courtoisie à Nagasaki.

Quant à la France, qui avait fait explorer les mers du Nord par Laperouse de 1785 à 1787 et qui devait conclure avec la Chine le traité de Whampoa en octobre 1844, elle commençait de s'intéresser au Japon. Selon un plan du contre-amiral Jean-Baptiste Cecille, commandant de la flottille française de l'Extrême-Orient, la corvette Alcmène commandée par Fornier-Duplan, entra le 28 avril 1844 dans le port de Naha, île d'Okinawa, chef lieu de l'archipel des Ryû-Kyû. Son but était d'annoncer la prochaine visite de l'amiral Cécille, qui désirait négocier un traité de commerce et d'obtenir l'autorisation de laisser à Naha deux "interprètes" destinés à apprendre la langue japonaise : le père Forcade de la Société des Missions Etrangères, et un catéchiste chinois, Augustin HO.
Le Roi des Ryû-Kyû refusa d'ouvrir l'archipel au commerce, mais dut accepter la présence des deux interprètes, qui furent ainsi confinés dans un temple. En 1845, les Britanniques procédèrent de même et laissèrent un médecin. Puis, en mai 1846, le navire français Sabine, commandé par Guérin, entra à Naha, annonçant l'amiral Cécille, qui arriva en Juin: Cécille tenta de conclure avec le roi un traité de commerce, voire de protectorat. Il exposa que les Britanniques, mécontents du refus du Japon d'entrer en relation avec eux, projetaient de faire de l'archipel des Ryû-Kyû une base pour leurs opérations vers le Japon, et que le meilleur moyen pour prévenir leur mainmise sur les îles était de les placer sous la protection de la France. Mais il ne put obtenir qu'un accord autorisant les prêtres français à rester à Naha et à obtenir des livres. De sa propre initiative, Cécille décida alors de tenter des négociations directes vers le Japon. Le 29 juillet, il entrait dans la baie de Nagasaki avec trois navires et Forcade comme interprète. Les autorités lui dirent qu’il ne pouvait venir à terre ni même saluer la terre avec ses canons, car sa visite violait les lois du Japon. Après trois jours passés en vaines discussions, Cécille, qui n'avait pas d'instructions de son gouvernement, dut repartir pour la Chine. De ce qui précède découlent plusieurs constatations.
Avant l'arrivée du Commodore Perry, les tentatives occidentales pour entrer en relations avec le Japon émanaient toutes de quatre nations : la Russie, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la France. Chacun de ces quatre Etats disposait en effet des moyens qui lui permettaient de forcer l'ouverture du Japon. Mais beaucoup parmi les premières rencontres avaient été faites aux marches du Japon. Pour les Russes, c'étaient essentiellement les territoires du Nord : Sakhalin (Karafuto pour les Japonais) ou les Kourilles (Chishima), tous territoires où leurs établissements entraient en concurrence avec la colonisation japonaise. Pour les autres, c'était l'archipel des Ryû-Kyû situé à mi-chemin entre le Japon et la Chine et où les premières tentatives remontaient à 1818, lorsque W.Eddis, à bord du brick Brothers, vint à Naha demander une autorisation de commercer qui lui fut courtoisement refusée. Ces îles étaient dans une situation politique ambiguë, payant tribut à la fois au Japon et à la Chine. Cécille n’ignorait pas totalement cette situation et l'on peut s'interroger sur ce qu'aurait été la valeur juridique d'un accord de protectorat conclu contre la volonté du daimyô de Satsuma dans l'île de Kyûshû, le suzerain du roi des Ryû-Kyû.

Ultérieurement, le Commodore Perry lui-même avait envisagé d'occuper l'archipel si sa mission échouait. D'ailleurs, l'escale que fit sur le trajet son escadre à Naha, et au cours de laquelle il avait exigé d'être reçu officiellement dans le palais du roi s'apparentait par certains aspects à une occupation. On peut donc faire observer que, dès le commencement des relations du Japon avec l'Occident, le problème de la délimitation exacte de son territoire national se trouvait posé.
L'ouverture forcée et le droit : la question des naufragés. Pour ce qui est d'une action directement orientée contre le gouvernement d'Edo pour demander l'ouverture du pays, ce n'était pas tant les moyens qui manquaient aux quatre nations occidentales qu'une justification à la démonstration de force qu'il convenait d'accomplir pour avoir quelques chance de succès.
Certes, la politique d'isolement du Japon était en soit une anomalie selon les critères du droit international de l'époque. On peut même sans hésitation affirmer que les principes de libre circulation étaient alors solidement installés dans le droit positif qu'ils ne le sont de nos jours.
Les doctrines juridiques occidentales avaient depuis des siècles examiné ces questions. Vitoria, célèbre théoricien du droit international du XVIème siècle, en particulier, à la lumière du droit naturel, n'avait pas exposé moins de quatorze arguments qui interdisaient la fermeture arbitraire des frontières aux étrangers et fondaient l'universalisme des relations internationales. La négation de ce droit (dans certains cas extrêmes qu'il a eu le mérite de définir et de limiter) pouvait même selon le maître de Salamanque, constituer une injustice légitimant le recours à la force pour celui qui en était victime.